Après le viol, j’aurai sans doute pu parler plus tôt, mais je n’étais pas prête pour le faire. Trop peur d’être jugée et ne pas être entendue, peur que ma parole soit mise en doute, peur de la réaction des gens, peur d’être abandonnée, peur de moi-même et de me montrer telle que j’étais : souillée, honteuse, rongée par la souffrance et la solitude. Je m’étais réfugiée dans le monde que je m’étais créé, pour me protéger, essayer d’oublier et d’effacer les traces de cette sombre nuit.
J’aurai aimé qu’on me tende la main, qu’on puisse porter ma douleur et ma honte que j’avais intériorisées. Le viol est bien le seul crime où la victime se sent coupable, alors que celle culpabilité ne devrait pas lui appartenir une seule seconde… Moi-même j’ai gardé bien trop longtemps ces sentiments de honte et de culpabilité avant de pouvoir enfin les restituer au violeur, ils ne m’appartiennent pas, je n’ai plus à porter ces fardeaux, et un jour j’ai décidé que je n’en voulais plus dans ma vie.
Ma parole a mis plus de 20 ans à se libérer complètement. J’ai eu des perches tendues mais que je n’ai pas su saisir, j’ai eu pourtant des occasions de me libérer mais la peur me bloquait à chaque fois. J’ai moi-même tendu la main, envoyé des signaux de détresse qui n’ont malheureusement pas été entendus, j’ai tendu des perches mais sans doute n’étaient-elles pas assez visibles. J’ai de nouveau pratiqué la parole silencieuse. Pour pouvoir m’entendre, il fallait écouter mon silence et voir ce qui se cachait derrière. Derrière ce silence, il y avait bien une petite voix dont le vœu le plus cher était de se faire entendre…
Au départ, mes parents ne voulaient pas porter plainte pour le cambriolage avec séquestrations, eux aussi voulaient oublier cette horrible nuit, et ils savaient pertinemment qu’il y avait peu d’espoir pour retrouver ces hommes. Mais peu de temps après le cambriolage, un des complices du crime a commencé à téléphoner à mes parents, car ils voulaient encore plus de nous. Puis il a informé mes parents qu’ils savaient où mon frère et moi allions à l’école, et a fait des menaces… Ces hommes étaient insatisfaits au point de ne pas pouvoir se contenter de ce qu’ils ont déjà pris chez nous cette nuit ? Jusqu’où peut aller la folie des hommes ? Et moi petite fille de 15 ans, quand j’ai appris ces menaces, j’ai commencé à paniquer, à suffoquer, car j’avais si peur que ce cauchemar puisse se reproduire, je ne pouvais pas y penser une seconde de plus, toute cette souffrance que je ressentais depuis cette nuit étaient amplifiés par les menaces. C’est dans ces conditions que mes parents ont décidé d’aller porter plainte à la police, et après leur audition, mon frère et moi avons été convoqués pour y faire à notre tour notre déposition.
Au commissariat, nous étions mon frère et moi assis côte à côte dans la même pièce, chacun face à un policier homme. A la fin de mon audition, je me rappelle les mots de l’officier de police qui avait pris ma déposition, il devait sentir que je cachais quelque chose, qu’il manquait des éléments à mon histoire, il m’a demandé “Petite, tu es sûre que c’est tout, que tu n’as rien à rajouter ? Ils ne t’ont rien fait de plus ?” Cette question, elle n’a été posée qu’à moi seule, pas à mon frère, et moi au lieu de saisir cette main tendue, je me suis braquée, renfermée comme une huître, et j’ai répondu que non, il ne s’était rien passé d’autre cette nuit. Je pense que ce jour-là j’aurai pu parler, mais mon frère était juste à côté de moi, je n’avais pas d’intimité ni de sécurité dans cette pièce face à ces deux policiers, et surtout c’étaient des hommes… Avec une policière femme, ou avec l’aide d’une psychologue spécialisée, je pense que cela aurait pu être différent, je sais que j’aurai pu parler si je m’étais sentie en confiance et en sécurité. Mais ce jour-là, ce n’était pas le cas, alors je me suis renfermée dans ma propre douleur, je me suis emmurée dans mon silence et dans ce passé qui ne faisait que m’étouffer de plus en plus. Les mots n’ont pas pu sortir de ma bouche, ils sont restés à l’intérieur de moi. Parler aurait été tellement libérateur, mais je n’ai pas eu le courage et je n’étais pas prête. J’avais ainsi laissé passer ma chance…
Quelques semaines plus tard, ma mère m’a tendue elle aussi une perche que je n’ai pas su saisir, et je sais qu’elle a toujours su qu’il y avait quelque chose qui clochait en moi après cette nuit. Après le cambriolage, mes parents avaient fait installer un système de télésurveillance et nous avions chacun un petit boîtier individuel à notre portée près de notre lit. Je me souviens que je m’endormais chaque nuit la main posée sur ce bip de l’alarme. Moi qui dormais bien, j’ai commencé à avoir des insomnies, des cauchemars nocturnes où j’étais poursuivie et traquée par des hommes, je devais fuir et me cacher pour leur échapper. Combien de fois me suis-je réveillée en panique, couverte de sueur… Je m’habillais parfois en pleine nuit quand je ne pouvais plus me rendormir, et j’attendais ainsi debout, devant la chambre de mes parents, ou assise sur mon lit en attendant que le jour se lève enfin. Ma mère avait remarqué une modification de mon comportement, car elle m’a demandé quelques semaines après le cambriolage : “Anya, cette nuit-là, ils t’ont fait quelque chose ? Est-ce qu’ils t’ont touchée ?”. C’est ainsi que par cette question posée et cette main tendue, j’ai su qu’elle s’était toujours doutée de quelque chose, elle savait que je cachais sûrement un secret. Les mamans ressentent de genre de choses… Mais au lieu de saisir cette perche, je me suis violemment braquée et j’ai répondu sèchement : “Non, laisse moi tranquille ! Il ne s’est rien passé cette nuit, ils ne m’ont rien fait ! Arrête, je ne veux plus jamais en parler”. Elle m’a écoutée, plus jamais elle ne m’en a reparlé, et j’ai ainsi laissé passer cette autre opportunité de pouvoir libérer ma parole. Parler de sexualité était tellement tabou dans notre famille (cela l’est encore plus dans une famille d’origine asiatique), alors parler de viol était tout simplement impensable, certaines choses ne se disent pas…
Puis mes résultats scolaires ont brusquement chuté. J’avais toujours été une excellente élève, j’ai réussi en fin de seconde à rentrer en Première scientifique au lycée Henri IV grâce à mes résultats scolaires. Je pensais qu’en me consacrant qu’aux études, je pourrais oublier ce qui m’était arrivé. J’ai décroché, et en fin de classe de Première, j’ai demandé à redoubler, car je n’arrivais plus à me concentrer et surtout je n’avais plus envie de faire l’effort d’étudier. Je pensais que refaire une seconde fois la même année mettrait enfin mon cerveau en pause, me permettrait de ne plus réfléchir ni penser. Mon cerveau avait besoin de vacances… Évidemment, cela n’a pas fonctionné comme je l’espérais.
Comme la parole ne sortait pas de ma bouche, ce que je ne pouvais pas dire avec les mots, j’essayais de le dire autrement, avec mon corps, mon comportement, mes résultats scolaires, mes écrits. Je me rappelle très bien d’un devoir d’anglais que la prof nous avait donné avec comme consigne d’écrire un poème, en se basant sur un modèle. C’était un magnifique poème intitulé “What is music to you ?” (Qu’est-ce que la musique pour vous ?). J’ai alors choisi d’écrire un poème intitulé “What is death ?” (Qu’est-ce que la mort ?), un poème très noir, dans lequel j’écrivais que mourir ne m’effrayait pas, au contraire que la mort était symbole de libération. Ce poème était un cri de détresse venu du plus profond de mon cœur, ma façon de communiquer, ma parole silencieuse. C’était une perche que je tendais, sans doute désespérée, mais personne n’a vu la détresse cachée derrière mes mots, et pourtant un poème qui parle de la beauté de la mort, voire l’encense, n’est pas un acte anodin. Pour résultat, j’ai juste obtenu une bonne note en anglais.
J’ai pu commencer à libérer cette parole silencieuse il y a 3 ans, en me confiant à un ami cher, il était la bonne personne présente au bon moment, et ce jour-là, je me suis sentie suffisamment en confiance pour lui raconter mon secret devenu trop lourd à porter et qui me rongeait de l’intérieur. Il fallait bien que cela sorte un jour ou l’autre, et c’était ce jour-là. Mon ami m’a écoutée avec bienveillance, avec une écoute respectueuse sans jugement ni pitié, et cet accueil de ma parole a été un soulagement énorme. J’ai eu un déclic lorsqu’il a prononcé ces mots que je n’attendais pas, et qui m’ont transformé ma vision des choses :
« Anya, ce qui t’est arrivé est terrible. Mais c’est ton passé, il ne te définit pas et tu ne pourras pas le changer. Par contre, tu peux choisir de vivre pleinement ton présent et ton avenir t’appartient, toi seule est maître de ta vie. Il faut maintenant laisser ton passé derrière toi pour pouvoir enfin avancer sur ton chemin. Le bonheur ne dépend que de toi et tu mérites d’être heureuse. Maintenant, je t’encourage à parler de ce qui t’es arrivé à ceux qui te sont chers, à tes proches, tes amis, pour te libérer de ce fardeau. Pour qu’ils découvrent enfin qui est la vrai Anya, qu’ils sachent les épreuves difficiles que tu as dû traverser, pour qu’ils t’acceptent et t’aiment pour celle que tu es vraiment. »
Ses paroles pleines de sagesse sont rentrées en résonance en moi, et les entendre a été libérateur. J’ai été réveillée ainsi d’un long songe, ses mots ont eu l’effet d’une énorme claque en plein visage, et j’en avais vraiment besoin. En réalité, il a su me dire ce que je savais déjà au plus profond de moi, mais que j’avais oublié… J’avais tellement besoin d’entendre ces mots pour enfin me libérer de cette culpabilité qui avait empoisonné ma vie. Ce jour-là, j’en enfin refusé de me voir en victime, j’ai refusé de subir, j’ai décidé d’agir et prendre ma vie en main. Je lui en suis infiniment reconnaissante d’avoir été là pour moi, et c’est ainsi que ma parole a commencé à se libérer.
C’est depuis ce jour que tout a commencé à changer dans ma vie après lui avoir confié mon secret. Je me suis sentie tellement légère après, pleine de confiance, et ma vie a commencé à prendre un nouveau tournant à partir de ce jour. Le lendemain, mon ami m’a donné un livre de développement personnel sur la quête du bonheur et la voie de la liberté personnelle (Les quatre accords toltèques, Don Miguel Ruiz). Sa lecture a transformé ma vision des choses et ouvert lun nouveau chemin, celui vers la paix intérieure. Je pense également que c’était le bon timing et que j’étais enfin prête à changer, et lire m’a permis de me remettre en question et comprendre l’origine de mes souffrances que je me créais. C’est ainsi que j’ai commencé à m’intéresser beaucoup au développement personnel et la connaissance de soi, d’autres livres très inspirants sont arrivés petit à petit entre mes mains. Je pense que tous ces livres ne sont pas arrivés par hasard, certains sont arrivés à des moments clés de ma vie, j’avais souvent l’impression que l’auteur m’écrivait personnellement tellement cela me résonnait en moi, c’était très troublant. Ces lectures ont été d’une immense aide dans ma vie, j’en parlerai dans un futur article.
Puis j’ai appliqué son autre conseil, j’ai commencé à parler petit à petit de mon passé à mes proches et amis. Chaque récit que je faisais était un acte de libération, parler m’a tellement soulagée et donné de la force de continuer sur cette voie. Je remercie du fond du cœur tous mes proches et amis chers, tous ceux qui ont été là pour accueillir ma parole avec respect et bienveillance, qui ont été présents pour me soutenir et m’encourager à avancer sur mon chemin.
La parole est libératrice, tel est son immense pouvoir. Je suis enfin libre de vivre ma vie, celle que je choisis. Libérer ma parole m’a donné le pouvoir et la liberté d’être enfin moi-même : c’est un inestimable cadeau que je me suis fait…
N.B. : J’ai retrouvé ce magnifique poème sur la musique “What is music to you?” Ces vers qui m’ont servi de base à mon devoir d’anglais, à l’origine de mon propre poème cri du cœur. J’ai la joie de partager avec vous ces sublimes mots de Duke Ellington :
What is music to you?
What would you be without music?
Music is everything.
Nature is music (cicadas in the tropical night).
The sea is music. The wind is music.
Primitive elements are music, agreeable or discordant.
The rain drumming on the roof,
And the storm raging in the sky are music.
Every country in the world has its own music,
And the music becomes an ambassador;
The tango in Argentina and calypso in Antilles.
Music is the oldest entity.
A baby is born, and music puts him to sleep.
He can’t read, he can’t understand a picture,
But he will listen to music.
Music is marriage.
Music is death.
The scope of music is immense and infinite.
It is the “esperanto” of the world.
Music arouses courage and leads you to war.
The Romans used to have drums rolling before they attacked.
We have the bugle to sound reveille and pay homage to the brave warrior.
The Marseillaise has led many generations to victories or revolutions;
It is a chant of wild excitement, and delirium, and pride.
Music is eternal, Music is devine.
You pray to your God with music.
Music can dictate moods,
It can ennerve or subdue,
Subjugate, exhaust, astound the heart.
Music is a cedar,
An evergreen tree of fragrant, durable wood.
Music is like honor and pride,
Free from defect, damage, or decay.
Without music I may feel blind, atrophied, incomplete, inexistent.
Music is my Mistress, 1973
Duke Ellington (1899-1974)
Et sa traduction :
Que signifie la musique pour vous ?
Que seriez-vous sans musique ?
La musique est tout.
La nature est musique (écoute les cigales dans la nuit tropicale).
La mer est musique. Le vent est musique.
Les éléments sont une musique, agréable ou discordante.
La pluie qui tambourine sur le toit,
Et la tempête qui fait rage dans le ciel sont aussi musique.
Chaque pays dans le monde a sa propre musique,
Et la musique est un ambassadeur ;
Le tango en Argentine, et la calypso dans aux Antilles.
La musique est la plus vieille entité,
Un bébé qui vient de naître est bercé par la musique,
Il ne sait pas lire, ni ne peut comprendre une image,
Mais il écoutera la musique
La musique est mariage.
La musique est mort.
Le spectre de la musique est immense et infini
C’est l’espéranto de notre monde
La musique excite le courage et mène à la guerre
Les Romains faisaient rouler leurs tambours avant la bataille
Le clairon sonne le réveil et rend hommage aux braves guerriers
La Marseillaise a mené des générations à la victoire ou à la révolution ;
C’est un chant de déchaînement sauvage, de délire et de fierté
La musique est éternelle, la musique est divine,
Nous prions Dieu avec de la musique
La musique nous dicte notre humeur,
Elle peut calmer ou exciter
Subjuguer, épuiser, étonner notre cœur
La musique est un cèdre
Un arbre toujours vert d’un bois odoriférant et solide.
La musique est l’honneur et la fierté
Parfaite, inaltérable, immortelle
Sans musique je me sentirais aveugle, atrophié, incomplet, inexistant.
Music is my Mistress, 1973
Duke Ellington (1899-1974)
Merci dans cet article ! Je m’y retrouve beaucoup. Comme toi, la première fois que je me suis retrouvée devant un officier de police, j’ai menti. Je n’étais pas prête à parler et plein de choses m’en empêchaient.
Comme toi, je me suis exprimée autrement: résultats scolaires qui chutent, écrits inquiétants… Cela dit, j’étais dans une très grande ambiguïté parce que je n’étais pas prête à parler, je faisais tout ce que je pouvais pour que personne ne sache, mais en même temps j’avais tellement besoin qu’on me voie, qu’on me protège, qu’on prenne soin de moi…
Bref, merci !
C’est moi qui te remercie pour ton message ! Je suis contente de pouvoir lire ton parcours et de savoir que nous sommes loin d’être seules à réagir ainsi par une autre forme de communication quand les mots n’arrivent pas à sortir… Merci d’avoir partagé ton expérience !